23/06/2025 | Antoine Danhier
Pieterjan Van Kerckhoven : "Avec un apprentissage oral de la musique, on peut transmettre immédiatement un grand nombre d'informations"
À la croisée des traditions musicales flamandes et wallonnes, Pieterjan Van Kerckhoven, futur professeur à l'IMEP dans la nouvelle section Musiques de tradition orale, défend avec passion une pédagogie centrée sur l’apprentissage d’oreille. Musicien curieux et engagé, il nous partage sa vision des musiques traditionnelles et de leur intérêt tout particulier dans le domaine de la pédagogie musicale, tant en académie que dans le supérieur.
Dès le mois de septembre prochain, l'IMEP inaugure un nouveau département Musique & Transmission, misant sur l’apprentissage d’oreille et les pratiques issues des musiques vivantes. Ce département comprendra, entre autres, une section toute consacrée aux Musiques de tradition orale, avec des cursus en instrument et en chant. Une innovation dans le paysage de l’enseignement supérieur artistique wallon, qui s’accompagne de l’arrivée de nouveaux profils d’enseignants.
Parmi eux, Pieterjan Van Kerckhoven incarne pleinement cet esprit de transmission directe, orale, dans toute sa richesse et multimodalité. Musicien flamand, il enseigne depuis des années en Wallonie, notamment à l’académie d’Eghezée, mais aussi dans le supérieur à la LUCA School of arts de Leuven. On le connaît également pour ses projets avec le groupe WÖR, qui puise dans les répertoires traditionnels flamands et wallons. À la fois interprète (cornemuse, musette baroque, épinette, saxophone) et pédagogue, il développe une approche sensible de la musique, fondée sur l’écoute, le jeu collectif et le plaisir de la redécouverte. C’est cette posture particulière, à cheval entre la Flandre et la Wallonie et marquée par les traditions, que nous avons voulu explorer avec lui dans cette interview.
Quel est votre regard sur la musique traditionnelle en Wallonie ? Comment la comparez vous à ce qui se fait (ou a pu se faire) en Flandre ?
Eh bien, je suis un peu jaloux ! (rire) De voir qu’il y a en Wallonie des personnes, plusieurs équivalents temps plein, je crois, qui travaillent sur le collectage, le déchiffrage des anciennes partitions, des anciens enregistrements. Bien sûr, on a la même chose en Flandre, on a des bibliothèques, des enregistrements faits par des pionniers comme Herman De Wit, par exemple, mais qui sont encore cachés dans des bibliothèques... Pour l’instant, personne ne travaille vraiment sur cette matière. Donc je trouve que ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique est vraiment très chouette.
Si on ne parle pas que des chansons, mais aussi du répertoire instrumental, si je regarde les danses et les anciens manuscrits, il y a beaucoup de morceaux qu’on partage ou qui appartiennent clairement au même style de musique. Je le vois aussi avec mon groupe WÖR : on est le milieu de l’Europe, donc on a des influences de tous les pays autour de nous, et bien sûr, il y a des partages. La musique ne s’arrête pas aux frontières.
Vous enseignez la musique traditionnelle en académie et bientôt à l'IMEP, un milieu habitué plutôt au classique et à l'usage (parfois exclusif) de la lecture musicale de partitions. Comment appréhender un autre type de transmission, orale plutôt qu'écrite, et un autre type de répertoire ? Voire d'autres instruments, pour certains...
Je trouve qu’il est très important de mettre davantage l’accent sur l’apprentissage de la musique « à l’oreille ». Dans pas mal d’académie, il n’y a pas de cours de « bouche à oreille » comme celui que Marc Maréchal, par exemple, a mis en place à l’académie d’Eghezée. Or, je trouve que, surtout avec des élèves très jeunes, il est très intéressant de travailler à l’oreille. Dans le domaine de la musique traditionnelle, bien sûr, mais c’est en fait utile pour tous les styles de musique.
Au début, quand on commence un instrument, on travaille plutôt de la technique, avec des mélodies assez simples. Les élèves jeunes sont encore habitués à travailler à l’oreille, ce qu’ils font d’ailleurs aussi quand ils apprennent à parler, par exemple. Ils vont imiter leurs parents, leurs amis, leur instituteur à l’école. Avec la musique, on va facilement faire la même chose : si on se place en face d’eux, ils vont capter beaucoup plus de choses dans un même intervalle de temps : ils vont voir une bonne posture et une bonne manière de doigter ; ils vont tout de suite entendre un bon rythme, une interprétation d’une mélodie. Avec un apprentissage oral, il y a beaucoup d’informations qu’on peut transmettre tout de suite.
Les adultes ont souvent plus de difficultés, parce qu’ils ont souvent déjà appris les choses d’une autre manière et qu’ils doivent sortir un peu de leur zone de confort, en académie. Mais, personnellement, j’insiste toujours pour qu’ils le fassent, dans mes cours d’instruments, bien sûr, mais aussi dans mes cours d’ensemble : on travaille toujours d’oreille. Et on voit que, même ceux qui pensent que ça ne sera jamais possible finissent par y arriver après un certain temps. On a besoin d’une sorte de détente et d’ouverture vers cette façon de travailler.
Si on lit bien les notes, on a l’impression au début que cela prend beaucoup de temps, en comparaison avec la lecture d’une partition. Mais bien sûr, sur la partition qu’on a, surtout en traditionnel, les mélodies simples, sans toutes les informations supplémentaires qu’un musicien ajoute, sont – avec tout le respect – un peu stupides, si on les regarde sur les partitions. Elles sont aussi souvent simplifiées par les personnes qui les écrivent, parce qu’il est presque impossible de noter toutes les subtilités que l’on entend. Si on écoute un musicien sur scène qui joue, il y a énormément de choses ajoutées. Et finalement, si on regarde la version écrite sur la partition, ce n’est que des noires et des croches ! J’exagère, bien sûr… (rire)
Pourquoi ne pas former des musiciens qu'en académie ? Quel est l'intérêt d'enseigner les musiques traditionnelles dans le supérieur ? Quels seraient les enjeux d'avoir des personnes avec une telle formation plus poussée ?
Tout d’abord, c’est une grande chance que quelqu’un puisse consacrer plusieurs années de sa vie exclusivement au développement et à l’étude de la musique traditionnelle et des styles de jeu typiques. L’idée que le folk soit un phénomène social est évidemment une réalité. Les jam sessions, le mélange des générations, les concerts, les bals, les moments de chant... ce sont des éléments caractéristiques de notre genre qu’il faut chérir. Mais ce genre ne doit pas être considéré comme inférieur aux autres genres musicaux. On peut étudier et explorer la musique traditionnelle toute une vie, alors pourquoi ne pas offrir, comme pour d’autres instruments, la possibilité aux jeunes (ou moins jeunes) musiciens d’étudier pleinement un instrument typique ou de se consacrer aux styles de jeu traditionnels ?
À l’académie, on rencontre souvent des personnes très motivées. Si elles peuvent te transmettre leur passion, t’encourager à monter sur scène, à plonger dans le milieu (aller à des concerts, des bals, participer à des jam sessions, à des stages...), c’est formidable. Mais qu’en est-il des personnes qui ont envie d’aller plus loin ? Aujourd’hui, elles cherchent parfois des possibilités à l’étranger, ou bien elles choisissent une autre filière d’études.
Le fait qu’en Belgique, nous proposions désormais une formation supérieure pour les instruments et styles traditionnels dans les deux régions linguistiques montre qu’il y a d’une part de l’intérêt, et d’autre part un réel besoin. Il est fréquent que nous ne trouvions pas, pour les postes dans les académies, des enseignants disposant des qualifications requises par les autorités.
Il ne faut pas non plus oublier que, parallèlement à l’apprentissage de l’instrument, on reçoit une formation musicale plus large — ce qui est bénéfique pour tout le monde : pour soi-même, pour ses futurs élèves… Il est important qu’ils possèdent aussi le langage musical, afin de pouvoir parler avec d’autres musiciens, qui ne sont pas forcément dans le domaine de la musique traditionnelle. On voit aussi que, dans le travail, on est amené à collaborer avec des personnes qui n’évoluent pas du tout dans le même style : elles ne sont pas contre le fait de jouer avec toi, mais elles ont parfois d’autres manières d’apprendre, et c’est donc bien d’être capable de faire des arrangements sur partition, afin de partir de leur zone de confort et après continuer à l’oreille, si on veut.
Dans le supérieur, vous croiserez des étudiants d'horizons variés : certains habitués au folk et d'autres ayant évolué dans un univers exclusivement classique. En tant qu'enseignant, quelles sont les stratégies que vous pouvez mettre en place pour parvenir à intéresser les étudiants au-delà de la diversité des parcours et intérêts et des possibles préjugés de certains musiciens plus réticents ?
Tout d’abord, pour lutter contre les préjugés, je pense qu’il ne faut pas essayer de convaincre les personnes par des mots. Il faut mettre des bons musiciens sur scène ou les montrer en train de travailler ce type de musiques, de répertoires.
Après, de notre côté, il faut aussi faire attention : les musiciens classiques ou jazz ne sont pas contre la musique traditionnelle ; ils ne sont peut-être pas encore en contact avec ce monde, parce que c’est un peu caché, même si on voit de plus en plus de musiciens se produire aussi hors des scènes spécialisées dans le folk (donc les musiciens classiques voient aussi des artistes qui sont plutôt dans le folk).
Mais il est surtout intéressant de montrer ce qu’on peut faire sur nos instruments particuliers, qui ont leur réputation. Par exemple, si je parle de la cornemuse, tout le monde a tout de suite l’image d’un musicien habillé différemment et d’un instrument qui résonne très fort. Si on commence à montrer les autres modèles de l’instrument, les musiciens classiques, du conservatoire, sont surpris de découvrir qu’il existe tout un monde de sonorités diversifiées. Et c’est la même chose pour les autres instruments : ils peuvent découvrir des manières de jouer différentes sur des instruments qu’ils pratiquent aussi.
Je donne cours aussi à la LUCA School of Arts, et là, depuis 3 ans maintenant, il y a un cours qui s’appelle « atelier de musique folk », auquel tous les musiciens de master ont la possibilité de s’inscrire (il y a même moyen de le suivre pour 2 ans). C’est deux heures par semaine pendant le premier semestre et c’est un véritable bain de folk : nous travaillons tout à l’oreille. On se met en cercle et on joue. En fait, je ne parle pas beaucoup : j’explique un peu d’où vient la mélodie, où je l’ai apprise, sur telle jam session, et pourquoi elle m’a touché. C’est le point de départ. Dans ce cours, très peu d’étudiants sont déjà en contact avec le folk. Les musiciens internationaux, par exemple sud-américains, sont souvent plus en contact avec leurs traditions que les musiciens belges.
En général, je travaille du répertoire d’Europe de l’Ouest et je commence à jouer, sans rien dire et sans donner de partition. Et je vois souvent les yeux qui s’ouvrent et les étudiants qui se demandent ce qu’ils doivent faire. 80 % d’entre eux bloquent. Alors je dis juste d’écouter, de chanter et de jouer. Et je vois qu’il y a chaque année plus d’étudiants qui s’inscrivent pour ce cours : on a commencé avec 7 étudiants et on était 24 cette année-ci.
Je demande toujours à la fin du semestre une petite évaluation : ce qu’ils aimaient bien, ce qu’ils trouvaient intéressant, etc. Et ce qui revient souvent, c’est qu’ils ignoraient qu’il existait ce monde différent, avec une autre façon de jouer de leur instrument. Si on parle d’une guitare ou d’un violon, ou un saxophone, une flûte, ce sont souvent des instruments qui ne sont pas très différents de ceux qu’eux-mêmes jouent, mais il y a par exemple une autre façon d’articuler, d’utiliser les doubles cordes, de commencer plutôt par un bourdon… Ils n’y sont pas habitués, cela ouvre leurs yeux, leur monde aussi.
Ce que j’aime aussi avec ce cours, c’est que beaucoup d’entre eux ont aussi beaucoup plus de confiance après dans leur jeu à l’oreille. Ils disent aussi que ça les aide à écouter plus précisément, en classique aussi, ce que font les autres musiciens. On est habitué, en académie aussi d’ailleurs, à avoir le prof devant soi, à côté d’une partition, qui comprend déjà beaucoup de détails, une dynamique, etc. Et le prof va encore colorer et ajouter plein de choses. Et cela continue encore dans le supérieur. Or, on peut transmettre, comme on fait dans ce cours-là, beaucoup d’informations à la fois par l’oreille…
Je demande également toujours à mes élèves s’ils ont l’intention de donner plus tard des cours d’oreille à leurs propres élèves, et ils disent tous oui. Et le folk, ou la musique traditionnelle, c’est plus que de jouer un instrument : c’est chanter, danser, créer une communauté avec un être ensemble. A chaque cours, on danse un quart d’heure, je commence toujours avec des choses simples, comme un rondeau, on fait des mazurkas, des choses qu’on voit dans les bals folk aujourd’hui. Cela aide aussi à créer cet esprit de communauté, parce que souvent, ils ne se connaissent pas très bien : ce sont les master jazz, classique, de musicothérapie et musique et pédagogie, et c’est chouette de les voir ensemble. Le comité des étudiants, qui organise les fêtes, organise aussi chaque année un bal folk.
Comment voyez-vous l'avenir des musiques traditionnelles ? D'après vous, quelle place aura la musique traditionnelle en Belgique dans une vingtaine d'années ?
J’espère que cela ne diminuera pas. Cela repose sur le travail de ceux qui, avant nous, lors des 50 dernières années, étaient super motivés pour mettre ces musiques sur scène, qui ont commencé à organiser des petits festivals qui sont devenus très grands. Mais on a déjà vu des festivals très grands s’arrêter…
Dans le même temps, le folk a su se frayer un chemin vers les académies, et maintenant vers les conservatoires. Je vois aussi avec mes étudiants qu’on joue des thème qui n’ont rien à voir avec le folk des bals ou des festivals. Donc il y a cette ouverture, de la part des organisateurs, de faire découvrir au public ce qu’est le folk, et j’espère que cela continuera. Et j’espère que cela continuera à passer par la formation de bons musiciens et l’explication au public que notre style de musique est souvent autre chose que ce qu’il pensait, mais très riche et intéressant, joyeux, intime, prenant.
Je suis content par exemple de voir les émissions du Monde est un Village. Et j’en entends en Flandre aussi, par exemple sur la radio, qui est quand même un média qui compte encore pour élargir un peu à un autre style.
Je pense que tout ce travail, et celui des professeurs d’académie et de haute école, va servir le style, le répertoire, entretenir l’intérêt, permettre au folk de s’installer dans des institutions, de ne plus dépendre d’individus qui organisent des choses, mais deviennent vieux, déménagent ou arrêtent de le faire. Il y a toujours quelqu’un qui doit de nouveau réinventer, à partir de rien, comment on fait quelque chose.
Et donc, si vous deviez faire le pronostic, pensez-vous que cela aura augmenté ou diminué dans 20 ans ?
Non, je crois que cela aura augmenté. Mais rien n’augmente de rien : c’est bien qu’il y ait des personnes qui tirent, comme vous avec le projet Melchior, les personnes qui organisent des bals, des concerts, des stages. Mais si tout le monde se dit que c’est bien comme ça, ça n’augmente pas. Il est important que nous restions motivés, ensemble avec nos étudiants, que nous continuons à tirer et à pousser ensemble dans un futur proche.