20/02/2025 | Antoine Danhier
Yvon Davy : "C’est la connexion entre des héritages, des habitants et des territoires qui m'intéresse" (partie 1)
Edition 2021 de la Fête du Sirop, l'un des événements organisés par la Loure en Normandie. © Gilles Davy
Comme Melchior en Wallonie, l'association La Loure est active en Normandie pour collecter et valoriser les chansons, musiques et danses, et plus largement le patrimoine de transmission orale de la région. Yvon Davy, son directeur, nous partage son expérience de plus de 26 ans. Dans la première partie de ce témoignage inspirant, il aborde son parcours dans la Loure et la définition de son objet de recherche.
L'association La Loure est fondée en 1998 pour recueillir et valoriser les chansons, musiques, danses et traditions orales de Normandie. Elle fait partie de la Fédération des Acteurs et actrices des Musiques et Danses Traditionnelles (FAMDT), une institution incontournable en France qui regroupe beaucoup d'acteurs dans ce domaine (plus de 200). La Loure compte deux salariés et une centaine d'inscrits. Elle est notamment à l'initiative d'une vaste opération de collectage dans les 5 départements de Normandie. Plus de 25 ans après sa création, on doit à La Loure des centaines d'heures de collecte, la plus grande jamais réalisée dans la région.
Au-delà de cet enjeu de collecte et préservation, il y a aussi un grand enjeu de transmission, via l'organisation d'actions de sensibilisation, de divers projets et d'animations en lien avec le patrimoine immatériel du territoire de Normandie. La Loure fait vivre les chants et musiques collectés à travers des bals, concerts et événements variés. Tous les deux ans, l’association organise la Fête du Sirop à Vire, dédiée à la fabrication d’une confiture populaire ancienne et accompagnée d’une riche programmation musicale. En alternance, elle propose la Nuit du Chant traditionnel, qui met à l’honneur le répertoire normand et francophone. Actrice culturelle dynamique, elle organise aussi des rencontres musicales itinérantes et des randonnées chantées, produit des disques et ouvrages pour valoriser le patrimoine normand et participe à des recherches thématiques, comme un travail sur les migrations francophones en Amérique du Nord.
Directeur de La Loure et historien de formation, collecteur invétéré, Yvon Davy nous a accordé un long entretien pour partager son expérience. Dans cette première partie, il aborde son parcours, la mise en place de la Loure et la manière dont l'association a défini et ciblé l'objet de ses recherches et ses objectifs.
Quel est votre parcours personnel ? Comment en êtes-vous arrivé aux traditions orales de Normandie ?
Je suis originaire de Normandie, du bocage normand, avec une maman originaire de Bretagne. Je connaissais des musiques traditionnelles dans différentes régions de France, je m'y intéressais depuis un petit moment et je ne voyais rien de particulier en Normandie.
Je faisais à l'époque des études d'histoire et d'archéologie et donc je m'intéressais aussi à la question des sources. Donc la perspective de la démarche du collectage, c’était quelque chose qui m'intéressait. Et j'ai découvert quand j'étais étudiant qu’il y avait déjà eu des collectes qui avaient été conduites en Normandie de la fin des années 70 au début des années 80. Mais pour différentes raisons, toutes ces initiatives de collecte s'étaient arrêtées à peu près au milieu des années 80 donc ça faisait un petit moment qu’il n’y en avait plus du tout.
J'ai commencé à enquêter en 1997 dans la région de Vire, où est aujourd'hui installé le siège de l'association La Loure, et je me suis rendu compte très rapidement qu'il y avait une grande quantité de témoins autour de Vire : des personnes âgées qui me transmettaient des chansons de famille. Et ces chansons, c’étaient les mêmes que celles que j’entendais en Bretagne ou ailleurs dans la francophonie.
J'avais des musiciens qui jouaient de l'accordéon ou de l'harmonica ou qui présentaient des airs de polka, scottish ou d'avant-deux. Et je me rendais compte que j'avais aussi des répertoires qui étaient équivalents à ce qu’il y avait dans d'autres régions. La seule chose, c'est que ce n'était pas mis en valeur ici. Donc dans la tête des gens, il n’y avait rien, parce que ce n'était pas visible, ce n'était plus visible.
J’ai commencé à en collecter régulièrement à partir de 1997 et, à force de rencontrer beaucoup de témoins qui avaient beaucoup de répertoires, je me suis dit qu'il fallait développer ça. J’en ai parlé à plusieurs amis qui s'intéressaient un peu à ces sujets et ensuite, à une première réunion, on s'est rendu compte qu'il y avait un intérêt plus large que ce que je pensais. Et en décembre 1998, on a lancé l’association La Loure.
Sentez-vous que les traditions ont repris vigueur ?
Par rapport à il y a 25 ans, oui, il n’y a pas photo. Pour autant, dire qu'on a révolutionné la chose et qu’il y a des centaines, des milliers de pratiquants de ces répertoires en Normandie aujourd'hui et que partout, tout le monde a bien identifié de quoi on parle… non. On a encore du boulot devant nous.
Ça fait 25 ans qu'on est en train de creuser un sillon : on a une petite équipe avec la Loure. On est deux salariés aujourd'hui pour une région aussi grande que la Bretagne, en comparaison. Donc ça veut dire qu'il y a des chantiers immenses qu’on a déjà entrepris, mais il y a encore tellement à faire.
Il va falloir du temps pour partager encore un peu plus tout ça. Et là on travaille justement avec les partenaires qui soutiennent un petit peu plus, notamment les collectivités locales, à essayer de changer d'échelle pour passer à une autre étape de développement de La Loure. Il y a des enjeux aussi pour nous : on a du mal à répondre à toutes les demandes, etc. Donc on essaie de trouver des ressources complémentaires pour pouvoir développer notre activité.

La fête du sirop, un événement bisannuel organisé autour de la tradition populaire de fabrication d'une forme de sirop de pomme, pendant la cuisson duquel il était courant de partager chants et musiques. © Gilles Davy
Ce qui impressionne quand on consulte le site web de La Loure, c’est la diversité de vos activités, de la collecte de terrain à la médiation culturelle. Ça a été une volonté dès le début d’agir sur l’ensemble de la chaîne ?
Oui, exactement. Quand on a constitué La Loure, on avait un modèle : celui constitué en France au tournant des années 80-90, c’est-à-dire celui des centres en régions de musique et danses traditionnelles. Dans les années 1980, les musiques traditionnelles ont été reconnues par le ministère de la Culture en France. Cela a notamment donné lieu à la création de la FAMDT, la Fédération des Associations de Musique et Danse Traditionnelle, qui était constituée en 1985.
Et derrière cela, parmi les dispositifs mis en place, on a l'idée de reconnaître les structures de terrain dans les différentes régions qui ont déjà fait un gros travail de collecte et de diffusion, et de les reconnaître pour leur travail. Ces dispositifs se mettent en place vers 88-89 et sont reconnues des associations comme Dastum en Bretagne ou l’AMTA, l’Agence des Musiques Traditionnelles d'Auvergne, qui est devenue l'Agence des Musiques des Territoires d’Auvergne, etc.
Il y a ainsi plusieurs associations en France qui sont reconnues, mais malheureusement, cette politique du ministère des Cultures n'a pas duré. Les centres en régions qui étaient constitués déjà au début des années 90, ont continué d’exister. Mais à partir du milieu des années 90, le ministère de la Culture est passé à autre chose.
Et quand nous créons l'association La Loure en 1998, nous allons frapper aux portes du ministère de la Culture et on nous répond : « oui, on soutient toujours les musiques traditionnelles, mais le dispositif des centres en régions, c'est du passé. On ne le financera plus de la même manière aujourd'hui ». En gros, on le financera beaucoup moins.
Nous n’avons donc pas pu bénéficier de ce même élan, mais nous avons pris comme modèle les activités de ce qu'étaient les centres en régions de musique et danse traditionnelle qui s'appuyaient sur un travail de collecte, qui étaient en charge aussi des enjeux de transmission et qui aussi soutenaient la création et la diffusion des musiques traditionnelles, pour développer une scène vivante autour de ces répertoires aujourd'hui en France.
Donc on est parti un petit peu de ce modèle-là et pour nous ça faisait sens. Nous étions intéressés par les sources, des chercheurs, des historiens ou autres, mais nous étions aussi quasiment tous des musiciens ou praticiens, des danseurs, des chanteurs. Ce qui nous intéressait, c'était bien sûr d'étudier ces répertoires sur le fond, pour la compréhension de ce qu'ils sont, mais aussi de les jouer, de les pratiquer. Ça, c'était évident pour nous.

Veillée chantée avec les musiques traditionnelles des marais et la mise en lumière d'un collectage réalisé à Varenguebec. © Marion Jouault
La Loure ne s’occupe pas que de musique, elle est active sur toutes les formes d’oralité. Pourquoi avoir fait ce choix d’ouvrir l’objet ?
Notre cœur de métier, au départ, c’est principalement la musique. C’est ce qu’on a collecté très vite. Mais ce qui nous intéressait, c'étaient aussi les sociétés qui portaient ces répertoires. On ne s'intéresse pas seulement aux musiques quand on enquête, on pose aussi la question du calendrier social. Quels sont les grands événements de la vie des habitants qui donnent l'occasion de chanter, de pratiquer la danse, etc.
On touche très vite à d'autres dimensions : les traditions populaires, les traditions orales au sens large qui existent. On a rapidement enquêté plus largement. Et quand on trouve des témoins qui ont des choses à nous raconter sur le conte, le légendaire, on le prend aussi — même si ce ne sont pas les éléments qu’on a le plus recueillis : il faut reconnaître qu’on a trouvé beaucoup plus de chansons traditionnelles que de contes, par exemple, en Normandie du moins.
Et puis, plus récemment, on a enquêté sur des thématiques encore un peu plus larges. Récemment, par exemple, on a conduit toute une campagne de collecte sur l'héritage et le devenir du paysage de bocage, qui a donné lieu à la sortie d’un ouvrage, mais qui était au départ une exposition montée dans l'espace public sur tout un territoire du sud du département de la Manche.
Actuellement, nous avons un autre chantier : on travaille sur la mémoire des travailleurs du granit, dans le bassin minier, qui était une grande zone de production, d'extraction et de taille de granit, une activité aujourd’hui presque éteinte.
Donc le fil conducteur, c’est la mémoire et le patrimoine immatériel.
Oui, tout à fait. Et vraiment avec une dimension d’ancrage territorial. Ce qui m’intéresse, c’est la connexion entre des héritages culturels, des habitants et des territoires, et de voir comment la mémoire influence aussi aujourd’hui des comportements et peut permettre d’inventer aussi, aujourd’hui, une vie culturelle originale et qui soit un peu non transférable.
On est dans une époque de produits de consommation culturelle façonnés sur des logiques de marché. Et nous, ce qui nous intéresse, c'est de ne pas niveler toutes ces cultures qui ont façonné nos territoires, nos régions, nos pays, sur une culture un peu mondialisée. C'est peut-être un discours un petit peu convenu, mais c'est un véritable fondement. Et c'est un peu ce moteur-là qui nous anime.
On sait qu’il n’est pas simple de définir les musiques traditionnelles. Comment faites-vous pour délimiter votre objet ? Où commencent et où s’arrêtent ces musiques pour vous ?
Pour qu’une musique soit traditionnelle au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire au sens où des chercheurs l’ont bien formulé — je pense par exemple à Patrice Coirault, qui a beaucoup travaillé sur la chanson traditionnelle — il faut qu’il y ait, comme on le voit sur les chansons, un processus de longue durée et des sociétés qui sont essentiellement de culture orale.
Dans une société moderne comme la nôtre où les productions sont fixées, puis diffusées à longueur de journée de la même manière sur les ondes de la radio, les plateformes de streaming ou autres, il est difficile de faire d’une chanson autre chose que ce qu’elle est déjà, ou alors dans une transformation consciente. On n’a pas les leviers de la transformation inconsciente qui sont ceux qu’on va trouver dans la production de la tradition orale.
Aujourd’hui, il est compliqué de dire qu’on va façonner des objets de tradition orale, parce que le monde dans lequel on vit ne le permet plus, ou en tout cas pas comme cela s’est fait anciennement. Par exemple, la chanson de variété, d’auteur, qu’on rencontre depuis au moins le milieu du 19e siècle dans ce qu’on recueille sur le territoire, n’a pas fait l’objet de tradition orale, ou très à la marge. On distingue bien les chansons d’auteur des chansons de tradition orale. Nous, notre objet est plutôt les chansons de traditions orales.
Bien sûr, on va s’intéresser à recueillir des chansons d’auteurs quand elles sont singulières, originales. Par exemple, des grands tubes du 20e siècle, comme « Sous les ponts de Paris » ou « Rikita », on ne va pas s’amuser à les enregistrer systématiquement, sinon nos bandes seraient remplies de ce répertoire chansonnier. Par contre, quand on rencontre des chansons de composition locale, par exemple, ou des chansons créées pour des événements — l’arrivée de l’électricité dans une commune, charivaris, la Seconde Guerre mondiale — toutes ces chansons, on va systématiquement les recueillir parce qu’elles constituent aussi une création originale, qui n’est pas forcément pérenne et qui peut facilement se perdre.
Mais vous ne les appelez pas « traditionnelles », alors ?
Non, ce n’est pas traditionnel, mais ce sont des chansons qui ont trait au territoire aussi et qui vont nous intéresser à ce titre-là. Ce n’est pas forcément ce répertoire-là que nous allons réinterpréter. Mais comme nous répondons à plein de demandes de personnes qui recherchent une chanson, nous sommes devenus un centre ressource pour la chanson et nous sommes régulièrement amenés à dépanner des gens qui recherchent une chanson que chantaient leurs grands-parents, mais dont ils ne retrouvent pas les paroles. Et grâce aux collectes qu’on a pu conduire, aux cahiers de chansons retrouvés sur le terrain et qu’on a reproduits, on a une base de données avec des milliers de chansons pour répondre aux recherches de différentes personnes.

Les fêtes organisées par la Loure sont toujours un moment convivial, réunissant les gens (édition 2018 de la Fête du Sirop). © Serge Acher
Quid des musiques des communautés issues de l’immigration ?
Il faut reconnaître qu’on a encore peu exploré ces cultures. C’est un sujet qui nous intéresse, mais nous n’avons pas pour l’instant monté de projet nous permettant de l’envisager. Dans ce cas, on pourrait avoir affaire à des chansons ou musiques de tradition orale, mais la difficulté est plutôt d’être compétents sur toutes les cultures qui traversent le globe. Ce n’est pas par désintérêt, c’est plutôt que les opportunités ne se sont pas encore présentées, puis il y a aussi une forme de timidité, d’humilité par rapport à ces répertoires qu’on ne connaît pas bien. C’est vrai qu’on connaît très bien le répertoire de musiques, chansons, danses traditionnelles du domaine français, mais on est un peu moins connaisseurs des musiques de l’Afrique ou de l’Asie, par exemple. Mais c’est aussi justement une occasion de mieux les connaître que d’enquêter sur eux.
Nous n’avons jamais mis de frontière, nous n’avons pas d’assignation. Parfois, on entend le discours : « c’est bien, parce que c’est breton », « c’est bien, parce que c’est normand ». Pour nous, ça n’a aucun sens. Nous faisons un travail qui n’a pas d’étiquette, au sens où ces chansons ont circulé à travers tout le territoire. Elles ne sont pas en soi plus bretonnes que normandes, elles sont et locales, et universelles, et c’est justement cette double appartenance qui nous intéresse.
De la même manière, ce qui fait les musiques de Normandie aujourd’hui, c’est aussi les musiques des habitants de Normandie. Les habitants de Normandie aujourd’hui ne sont plus seulement des Normands de pure souche, ce sont aussi des Normands qui viennent des quatre coins du monde et la musique de demain est aussi le fruit de ces rencontres et il me semble intéressant d’en rendre compte.
... La seconde partie de cette interview sera publiée la semaine du 24 mars. A très bientôt !