30/11/2023 | Antoine Danhier
Marc Bauduin : « La Wallonie semble encore cultiver son levain face aux régions où la tradition est activement soutenue »
© Marc Bauduin
Dans un entretien qu'il nous accorde, Marc Bauduin revient sur le Canard Folk, le magazine spécialisé dans la musique traditionnelle qu'il a fondé en novembre 1982 et qu'il gère depuis 40 ans. Une activité parallèle à sa profession qui lui a permis d'acquérir une précieuse connaissance des musiques traditionnelles de Wallonie, mais aussi de l'Europe entière.
[Article publié sur l'ancienne plateforme Melchior le 29/3/2023]
Quiconque est actif dans le domaine de la musique traditionnelle en Belgique connaît forcément le Canard Folk : c'est LE magazine papier mensuel consacré au folk, incontournable pour qui veut connaître les dernières actualités du secteur, les sorties d'albums ou les bals folks organisés dans sa région. C'est une véritable institution, qui se révèle particulièrement durable : le magazine a soufflé ses 40 bougies en novembre 2022. Un bal est d'ailleurs organisé à Namur le 27 mai 2023 avec 3 groupes bien distincts : un trio de musiciennes wallonnes, un duo français et un jeune groupe bruxellois donnant son tout premier bal.
Pourtant, rien ne semblait destiner son fondateur, Marc Bauduin, à ce succès : n'étant pas journaliste de formation, il s'est occupé du Canard Folk parallèlement à son activité professionnelle, et ce, pendant toute sa carrière. 40 ans plus tard, il reste fidèle au poste, aidé désormais par une équipe de passionnés. Pendant cette période, le magazine n'a cessé de se diversifier, de prendre de l'ampleur et de se moderniser et Marc Bauduin a acquis une connaissance pointue de ce qui se fait en matière de musique traditionnelle en Belgique et dans l'Europe entière. Dans une interview-fleuve, il revient sur cette expérience.
Quel a été votre premier contact avec la musique traditionnelle, notamment de Wallonie ?
C’est grâce à la rencontre avec ma future épouse Claire Leenders que j’ai découvert les danses et la musique folk, entre autres de Wallonie. Je me souviens notamment d’un bal où le groupe Nam faisait danser des cramignons (sans doute de manière peu traditionnelle) par des centaines de jeunes sur la place des Sciences à Louvain-la-Neuve et d’un bal sur le campus de Woluwe par le groupe Rue du Village qui expliquait comment danser les « trèhes de Malmedy ». Claire jouait (un peu) de l’accordéon diatonique, mais je n'ai commencé à en jouer que début 1982, après avoir découvert dans une brocante un vieux coffre de style pirate dans lequel était caché un accordéon Soprani en bois que j’ai fini par faire réparer et accorder. Initialement c’est le coffre qui m’intéressait, beaucoup plus qu’un vieil accordéon désaccordé…
Pourriez-vous décrire votre carrière professionnelle ? Quelle place le folk y a-t-il occupé ?
Ma carrière s'est déroulée dans l'informatique de gestion, sans aucun lien avec le folk. Quand un collègue ou un client m’interrogeait sur mes hobbies, il ouvrait de grands yeux et changeait immédiatement de sujet de conversation. Peu avant de partir à la retraite, je travaillais chez un client dont une employée jouait de la vielle à roue ; en apprenant que j’étais le fondateur du Canard Folk, elle est restée ébahie en me dévisageant de la tête aux pieds : « C’est toi, le Canard Folk ??!! »
Dans quelles circonstances avez-vous créé le Canard Folk ? Comment s'est passé le lancement ?
J’ai commencé à jouer de l’accordéon diatonique en 82. Cette année-là, j’ai fait trois stages d’une semaine en été et j’ai constaté que les gens ne se voyaient quasiment que durant les stages d’été, qu’ils ne savaient pas souvent qu’un bal avait eu lieu pas très loin de chez eux, bref qu’il y avait un gros problème d’information. Il n’existait alors aucun magazine folk (le bimestriel Ritournelle avait duré trois ans de 78 à 81 et semblait assez peu connu des stagiaires). J’ai donc collecté les adresses des participants aux stages, j’ai établi une liste des groupes de musique à Bruxelles et en Wallonie et au mois de novembre j’ai lancé le Canard Folk avec au menu principalement la présentation d’un groupe et un calendrier d’activités.
En parallèle, Alain Debaecke a lancé des rencontres mensuelles de musiciens à Bruxelles (les rencontres de Joli-Bois, qui allaient vite devenir les rencontres du Crousse), en synchronisant la première rencontre avec le lancement du Canard Folk. Gros succès immédiat, y compris avec des musiciens wallons et flamands qui avaient fait de longs déplacements. Le folk s’était soudain mis à vivre plus intensément, avec une énergie et une bonne humeur qui n’allaient jamais se démentir.
Comment a-t-il évolué par la suite ?
De la machine à écrire avec ciseaux et colle, on est passé à l’informatique pour les textes, les images et la mise en page (premier PC en 1994, premier logiciel éditeur de sites web en 2000), et on envoie des fichiers pdf à l’imprimeur. D’une petite vingtaine de groupes de musique à qui on téléphonait chaque mois pour connaître leur agenda, on est passé à plus d’une centaine qui, ainsi que les organisateurs et les firmes de disques, envoient en permanence des tonnes d’e-mails et de publications Facebook. Le travail est devenu considérable : un seul bénévole ne suffit plus.
Et puis, des tas de magazines et de bulletins « papier » disparaissent, remplacés par des newsletters et parfois des sites web en apparence gratuits. Le Canard Folk a certes un volumineux site web, mais son magazine est encore uniquement sous forme papier, ce qui suscite souvent l’étonnement. On constate quand même une lente érosion du nombre de lecteurs – un passage à l’électronique est inscrit dans les astres, mais nous savons qu’une série de lecteurs y sont réticents. Quand et comment aura lieu ce passage, ce n’est pas encore décidé, mais on n’attendra sans doute pas dix ans pour le faire.
Mais vous avez également un site web !
Oui ! Lui aussi s’est copieusement développé, et ce n’est pas fini. On y trouve l’agenda des concerts et des bals, les ateliers permanents, un gros historique du folk depuis 1958, une liste d’une bonne centaine de groupes de musique, tout un aspect « musique wallonne » (musiciens traditionnels, manuscrits, partitions), tous les articles du magazine, tout récemment les indispensables compléments aux recueils de 300 tablatures pour accordéon (avec pas mal d’airs wallons, mais pas uniquement : ces airs proviennent de 28 pays et sont de 55 genres différents), et bientôt une recherche sur les maclotes – nous en avons trouvé un peu moins d’une centaine, que nous avons groupées en mélodies similaires, en nous demandant avec insistance « c’est quoi, une maclote ? ». Et quasiment toutes ces infos sont en accès libre – on espère juste que ceux qui souhaitent en utiliser une partie citeront leurs sources.
Avez-vous d’autres projets pour l’avenir du magazine ?
Un autre projet, c’est le développement de l’aspect collaboratif. Une première expérience, l’appel de fonds pour soutenir notre webradio TradCan, a été encourageante. Il faut savoir que, mis à part 200 € par an de la commune d’Uccle, nous ne recevons aucun subside, malgré la cherté des droits d’auteur et des droits voisins. Une deuxième expérience est en train de se mettre en place dans le cadre de la publication de recueils « papier » de 300 tablatures pour accordéon diatonique, ce qui nécessite, on l’a dit, des compléments sur le site web, notamment des commentaires et enregistrements de musiciens qui souhaitent enrichir cette base de données musicales.
L'époque des principaux collectages est souvent qualifiée de revivalisme. En tant que fin observateur du folk depuis plusieurs décennies, comment qualifieriez-vous ce qui a émergé de ce revivalisme en Europe et plus précisément en Wallonie ?
Ce qui a émergé des années 1960-1970 en Wallonie, c’est le sentiment qu’il existe un terroir wallon, des traditions qui ne sont quasiment plus pratiquées, d’où on a repêché quelques vieux porteurs qui étaient restés inactifs durant des dizaines d’années. On peut sentir l’odeur de la soupe, mais pour en goûter, il faut soi-même en refaire, réinventer une recette en suivant quelques lignes directrices. Et ces lignes directrices, cette manière d’interpréter le répertoire wallon, il n’y a finalement que peu de monde qui les connaît, dont quelques-uns ne veulent pas les diffuser à large échelle (ils ont leurs raisons, certes) et d’autres se rendent compte, après plusieurs essais, que le répertoire wallon n’intéresse que peu de musiciens…
Jusqu’à ce qu’un regain d’intérêt apparaisse enfin tout récemment. Plusieurs groupes de musique et de chant wallons ont été créés ces dernières années ; ils rejoignent quelques groupes vétérans dont certains finissaient par se demander s'il y avait encore une vie en dehors des bals folk actuels. Citons aussi la très active association FolkNam Musique Trad qui organise à Namur des sessions wallonnes, des bals wallons, des concours de musique wallonne ... Et, bien sûr, l'existence même du projet Melchior est également le signe d'un regain d'intérêt.
Dans quel contexte se sont développés les bals folk tels qu’ils existent aujourd’hui ?
Pour moi, les bals folk sont apparus lors du revivalisme. Ils étaient peu fréquents, et animés par des groupes peu nombreux (une petite vingtaine sur toute la Wallonie lors de la création du Canard Folk en 82). Leur nombre a progressivement augmenté, pour arriver à une bonne centaine aujourd’hui grâce à l’afflux de jeunes musiciens formés dans les stages et les académies. Ces jeunes ont comme exemples des groupes français et belges souvent professionnels, virtuoses, compositeurs, qui développent à la fois l’aspect rythmique et les harmonies possibles – c’est parfois un jeu de faire danser sur un rythme haché, sans mélodie. Ces musiques de « bals folk modernes » se focalisent souvent sur un nombre restreint de types de danses, principalement des danses de couple et quelques autres incontournables, avec un statut particulier pour les danses bretonnes en chaîne. Là se trouve selon moi le renouveau, et les danses wallonnes n’y ont pas – ou pas encore ? – de place. Cela ne doit pas faire oublier que les musiques wallonnes connaissent actuellement un intérêt croissant.
Au sein de l’Europe, les pays entretiennent-ils des rapports différents avec leurs propres traditions ? Sont-elles encore vivaces au sein de la population ou de certaines zones préservées ?
Vous devriez lancer une étude subsidiée par l’Europe pour répondre à cette question. Plus sérieusement, on sait que plusieurs régions de France soutiennent activement leur patrimoine, Bretagne en tête (et le pays occitan, le Béarn, l’ Auvergne, le Berry, etc.), en Espagne aussi (en Galice, en Catalogne) ainsi que le Pays basque ; en Scandinavie (Danemark, Suède, Finlande, Norvège) il y a encore des traditions vivantes, le Danemark semble être celui qui promeut le plus activement ses musiques traditionnelles et d’inspiration traditionnelle. En Italie du Nord, la région des Quatre Provinces est bien active et sa tradition de chalumeau a des points communs avec nos musiques. En Autriche, la Styrie est très active et se fait remarquer par son accordéon styrien très compliqué. En Allemagne, la situation est difficile à cause de l’Histoire, mais quelques groupes ont commencé à éplucher des manuscrits. Je pense qu’on connaît suffisamment l’Angleterre avec son folk song qui semble éternel, mais aussi ses ceilidhs et ses morris dances. Je ne me risquerais pas à donner un avis sur l’Europe centrale, puzzle complexe que je ne connais pas suffisamment. Deux autres pays restent un mystère pour moi : les Pays-Bas et le Grand-Duché, desquels je ne reçois quasiment pas de CD et où de brefs contacts avec des personnes locales n’ont livré aucune info. Mais donc globalement, il y a quand même pas mal de régions avec des traditions encore vivantes, et en tout cas activement soutenues ; face à elles, la Wallonie semble encore en train d’essayer de cultiver son levain en vue d’une hypothétique production de pain à grande échelle.
Propos recueillis par Antoine Danhier