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L'impôt du sang : la conscription par tirage au sort en Belgique

Jusqu'à l'année 1909, date de la mise en place du service militaire personnel, c'était une grande cérémonie annuelle de tirage au sort qui déterminait qui devrait aller au régiment, dans lequel et pour combien de temps. Un événement important qui était au cœur de nombreuses superstitions et qui faisait l'objet de tout un folklore. C'est ainsi que nous conservons sur le site un certain nombre d'anciennes chansons de tirage au sort. 

"Vaut co mieux,

Vaut co mieux

In m'wés numèrô qu' ène feume ; 

Ene feume, c' èst pou tout l't temps,

A tch'vau, ç' n' èst pou quatre ans."

Mieux vaut encore

Mieux vaut encore

Un mauvais numéro qu'une femme

Une femme, c'est pour tout le temps

Un cheval, ce n'est que pour quatre ans

Voilà l'un des airs célèbres, en wallon, que l'on chantait dans les cabarets de village après la grande cérémonie du tirage au sort, événement annuel attendu et redouté entre tous par la population, néanmoins festif et marquant par son folklore. On le voit, il s'agissait de relativiser de manière espiègle une mauvaise pioche. Mais l'enjeu outrepassait de loin le gain ou non d'une simple somme d'argent : c'est la vie entière des jeunes villageois qui se jouait à cette occasion.

Rappelons le contexte : entre 1804 et 1909, l'année de l'établissement du service militaire personnel, les jeunes Belges en âge de servir l'armée était désignés à partir d'un grand tirage au sort : c'est la conscription. Et comme dans toute loterie, il y avait des heureux et des déçus : une minorité était exemptée de service, tandis que d'autres avaient moins de chance. L'infanterie était synonyme de 2 ans de service et l'artillerie de 3 ans, tandis que les lanciers, les guides, les grenadiers et les chasseurs à cheval devaient y consacrer 4 années de leur vie.

Par exemple, pour la ville de Namur, en 1901, il y a eu 245 inscrits et 54 ajournés. Celui qui tirait In m'wés numèrô était inscrit, celui qui était ajourné était dit scapè et porté en triomphe. Et il fallait 4 ans pour qu'un ajournement devienne définitif, pendant lesquels les conscrits devaient se présenter chaque année à la cérémonie de tirage. 

Conjurer le mauvais sort

Dans ces conditions, on comprend que beaucoup redoutaient la conscription. Les mères surtout, craignant d'y perdre leur enfant, sans parler du coût de leur absence en main d'œuvre dans les campagnes rurales ou industrielles. Si la loi permettait aux jeunes hommes des couches les plus aisées de payer quelqu'un pour les remplacer parmi les plus pauvres, ce n'était pas à la portée du commun des mortels. Dès lors tous les moyens étaient bons pour tenter d'influencer le sort au moment du tirage. Y compris divers artifices occultes et superstitions !

Le numéro 130 de la revue Le Guetteur wallon (mai 1934) évoque ainsi un certain nombre de pratiques magico-religieuses qui avaient cours. Elles varient manifestement d'une ville à l'autre, en fonction de la culture locale. Nous pouvons en énumérer quelques unes, particulièrement anecdotiques : 

  • Charleroi : le conscrit dormait 15 jours sur une échelle inclinée contre un mur et devait réciter des prières.
  • Mariembourg : les parents faisaient le pèlerinage jusqu'à Monthermé (en France) ou jusqu'à la chapelle de Baileux, Notre-Dame-des-Quatre-Chemins, à 15 kilomètres de Nismes, sur la porte de laquelle ils inscrivaient le nom du conscrit avant de réciter des prières et d'introduire autant de pièces de 5 centimes dans le tronc que le numéro souhaité avait d'unités.
  • Custinne : vers la moitié du 19e siècle, on faisait une neuvaine, c'est-à-dire qu'on récitait le soir des 9 jours précédant le tirage au sort une prière pour obtenir la grâce de Dieu : "Bienheureux Saint-Joseph, préservez mon fils du sort comme Jésus fut préservé de la fureur d'Hérode, pendant son voyage en Égypte".
  • Nivelles : on récitait 3 fois à jeun pendant 9 jours cette prière : "Seigneur qui n'avez pas voulu que votre robe soit déchirée, Seigneur, ayez pitié de moi, exemptez-moi du sort". Le conscrit, lui, devait réciter une prière à la vierge à l'élévation de la Grand'Messe : "Vierge puissante, je me trouve aujourd'hui devant vous, pour que, par votre grâce, vous me fassiez la grâce de mettre ma main sur un numéro assez élevé pour m'échapper au sort." Et au moment de prendre le numéro, il disait "Vierge puissante, j'ai confiance en vous".
  • Quiévrain : avant le tirage, les conscrits s'écriaient "Seigneur, Seigneur, Seigneur, que le billet qui est fait pour moi servir la patrie ne m'approche pas plus que le diable ne peut s'approcher du Saint-Sacrifice de la Messe », puis ils récitaient 3 "pater" et 3 "ave", prenaient le billet le plus à droite et disaient "Je vous remercie Seigneur". La fiancée du conscrit devait quant à elle se rendre à l'église la veille et le matin du jour du tirage au sort, réciter 3 "pater" et 3 "ave" et tremper son mouchoir dans le bénitier.
  • Thuin : le conscrit effectuait 9 jours de prière et laissait tomber une pièce après la messe en faisant le signe de croix. Certains miliciens portaient un scapulaire donné par un sorcier ou ayant touché le saint prié, cousu dans la manche de la main avec laquelle ils tirent. D'autres transportaient un morceau de cierge pascal dans une poche de leur gilet, ou l'un des grains d'encens que le prêche enfonce dans le cierge le vendredi saint.
  • Couvin : on traînait une statue de saint, la corde au cou ou bien, on la suspendait, on la frappait avec 7 baguettes de coudrier. On retournait parfois les saints dans leur niche ou on les brisait. 

De manière générale, les traditions et superstitions étaient innombrables : il fallait par exemple faire l'aumône sans compter au premier pauvre rencontré, ou encore ne pas prendre le premier numéro saisi, mais un autre, et le remettre au président sans le regarder. Il était recommandé de porter un os de mort enlevé au cimetière la veille du tirage à minuit, ou bien un peu de la terre jetée sur le cercueil du dernier mort, un sachet de terre bénite, une statuette de la Sainte-Vierge, un morceau de corde de pendu, un numéro 13, une patte arrière de taupe, etc. 

La cérémonie du tirage

Èl djoû du tirâdje
Si nos d'avons in bon
Su l' place du Manâdje
Nos f'rons sauter l' bouchon
Le jour du tirage,
Si nous en avons un bon,
Sur la place de Manage
Nous ferons sauter le bouchon !

 

 

Le jour du tirage, les conscrits se rassemblaient en cortège sur la place du village et partaient au chef-lieu du canton de milice, la zone administrative chargée de la levée du service militaire. Voici comment était composé le cortège : on trouvait en tête le tambour-major et quelques musiciens, suivi des conscrits et des parents et amis, qui dansaient et chantaient. 

Au chef-lieu du canton de milice, les conscrits devaient arriver à la salle de tirage sans s'arrêter et surtout sans boire la "goutte". Ils entraient donc sans se retourner et, à tour de rôle, ils tiraient du tambour (récipient pivotant muni d'une manivelle), une gaine de bois appelée "li cossette". Ils la remettaient au président qui l'ouvrait et qui criait le numéro.

Tambour tirage au sortAncien tambour réservé au tirage au sort des conscrits - Musée de la Vie wallonne

Juste après la sortie du conscrit de la salle de tirage, on lâchait des pigeons pour prévenir les parents restés au village, portant à la patte un papier ou un bout de laine rouge (bon résultat) ou noire (mauvais). Ensuite, ils s'en retournaient chez eux en cortège, en garnissant leur coiffure de rubans voyants en cas de bon numéro ou noirs en cas de mauvais, en y affichant le numéro qu'ils avaient piochés.

Souvent, les conscrits avaient constitués une "masse" avant le tirage, c'est-à-dire une cagnotte pour offrir des tournées, à laquelle s'ajoutait le "pourchas" (pourceau), un supplément des habitants du village. 

Les chansons de conscrits

Comme tout ce qui touchait au folklore et comportait une grande importance sociale, la conscription faisait l'objet de nombreuses chansons, traditionnelles ou engagées. 

Le Guetteur wallon mentionne par exemple la chanson d'un cabaretier de Châtelet, composée en 1865, l'année où le tirage au sort y fut organisé pour la première fois. 

Enfants, notre mère patrie
Réclame le contingent.
Le canton nouveau nous convie,
Venez payer l'impôt du sang.
A Châtelet, conscrit pour le tirage,
Notre canton raccourcit ton voyage.
Tu marcheras militairement
En bon soldat,
Tambour battant
Tambour battant,
Tu marcheras militairement (bis).

Je ne crains pas d'être militaire,
S'il le faut, je serai soldat.
Si jamais nous avons la guerre
Vers l'ennemi, on me verra.
Pauvre mouton, va te faire égorger,
Pauvre dindon, va te faire plumer.
Tu marcheras militairement,
Etc..

Soutien de ma pauvre chaumière,
Si je viens jamais à tomber
Je suis un pauvre prolétaire
Sans espoir, il faudra marcher.
Ma pauvre mère est sans assistance
Et ma famille dans l'indigence.
Tu marcheras militairement,
Etc..

La plateforme de Melchior en compte également un certain nombre, souvent en wallon.

"Vitoulèt, vitoulèt", chanté par Félixa Wart-Blondiau (1875-1959) : 

"3 jeunes conscrits qui s'en vont à la guerre", chanté par Élisabeth Melchior : 

"Conscrit, quand tu partiras", par Léon Maes (1898-1956) :

Chanson de tirage au sort, par Louise Buchet, née vers 1885 et enregistrée en 1972 :

 Antoine Danhier